Suite de votre roman feuilleton !
Un peu plus tard, en descendant dans la salle à manger, le roi aperçoit un grand portrait d’un jeune homme vêtu d’un pourpoint et la tête recouverte d’un petit chapeau de velours noir piqué d’une plume immaculée.
- Qui est-ce ? demande le roi.
Le visage un rien troublé, Raphaël répond :
- François de France, duc d’Alençon, petit-fils de François Ier.
- A-t-il régné ?
- Son père Henri II, et ses frères, oui.
Ne sachant trop pourquoi, le roi n’ose pas demander la cause de la présence de ce tableau. Il contemple les autres portraits : il y a là de très belles photographies de la famille. Raphaël, son petit frère Christophe, et ladite grande sœur :
- C’est Laurence, qui va arriver ! Laurence ! Laurence ! Le roi est là !
Dégringolade dans l’escalier, et une jeune fille arrive, vêtue d’une jupe vert pomme et d’un cache-cœur blanc. Ses cheveux couleur noisette sont tressés en une natte épaisse, et de grands yeux bleu-gris – le même regard que son frère – éclairent un visage hâlé. Elle sourit :
- Bonsoir, Majesté.
Interdit, le roi reconnaît la « femme de ménage » ! Lui qui se disait qu’il existait encore des Cendrillon de nos jours…
Mais le dîner s’annonce gai grâce à la présence de Christophe qui du haut de ses seize ans est un vrai clown, lançant des plaisanteries qui ne sont drôles que pour lui. Heureusement qu’il sait s’arrêter.
- Et toi Laurence quelles études fais-tu ?
- Je suis en deuxième année à l’institut d’études politiques afin de me destiner à une carrière diplomatique.
- C’est très intéressant ! sourit Adagio. Je te verrai bien ambassadrice d’Antania en… En Papouasie-Nouvelle-Guinée, par exemple. Ou mieux, aux Etats-Unis. Bref, que fais-tu d’autre dans la vie courante ?
- Rien de spécial : je joue de la harpe, je m’occupe de louveteaux et je fais une formation en puériculture. J’aime aussi faire de la pâtisserie et coudre des jupes.
- Bien, bien… Et Christophe quelles sont tes études ?
- Je suis en Première Scientifique ! s’écrie fièrement l’adolescent. Et j’aimerais être journaliste reporter.
- A Antania républicain ou La Foi, le Roi, la Loi ? interroge le roi en riant.
Après un délicieux gâteau de Noël confectionné en hâte par les blanches mains de Madame Dujols, suivent café, infusions, et les Grâces. Christophe s’exclame alors, pince-sans-rire :
- Sire, venez-vous nous aider à faire la vaisselle ?
Mais Adagio répond tout aussi sérieusement :
- Mais avec plaisir !
Désolée devant l’inconscience de son benjamin, Madame Dujols voit le roi saisir un torchon, tandis que Raphaël lave assiettes en porcelaine et couverts d’argenterie. Laurence s’y met également, aussi l’invité fait-il les frais de la conversation :
- Est-il indiscret de vous demander à quel système philosophique vous adhérez en tant qu’étudiante en sciences politiques ?
- Il me semble que le réalisme chrétien soit la meilleure doctrine capable d’aider au gouvernement d’une nation… comme de n’importe quelle entreprise, fût-elle simplement notre vie ! … Je vous conseille de prendre plutôt ce torchon-là pour essuyer l’argenterie, si je puis me permettre…
Elle reprend d’un ton enjoué :
- En fait, Sire, si j’avais dû devenir reine d’Antania à votre place, à dix-huit ans, je n’aurais été qu’une jeune fille très idéaliste. J’aurais voulu « faire le Bien, faire triompher la Vérité, faire régner la Justice »… Légitimes aspirations, me direz-vous. En revanche, ce que Dieu demande – et vous le savez autant que moi je pense -, ce n’est pas d’appliquer des objectifs, de calquer un projet précis de société sur celle qui nous est présentée, mais de faire « de son mieux », jour après jour. Et ainsi progressivement s’installera cette Vérité, ce Bien, cette Justice… Non, je crois que cette saucière se range ici.
- Mais continuez, c’est très intéressant, demande Adagio deux secondes plus tard.
- Justement j’ai lu dans une revue un magnifique extrait de la Somme théologique de Saint Thomas d’Aquin. Je peux aller le chercher, si vous le désirez… Oui ?... Voilà : « La loi humaine a pour but d’amener les hommes à la vertu, non point d’un seul coup, mais progressivement. C’est pourquoi elle n’impose pas de suite à la foule des gens imparfaits ce qui est l’apanage des hommes déjà parfaits, à savoir de s’abstenir de tout mal.
Autrement, les gens imparfaits, n’ayant pas la force d’accomplir des préceptes de ce genre, tomberaient en des maux plus graves, selon ces mots du Livre des Proverbes : "Celui qui se mouche trop fort fait jaillir le sang", et il est dit dans Saint Matthieu que "si le vin nouveau", c’est-à-dire les préceptes d’une vie parfaite, "est mis dans les outres vieilles", c’est-à-dire en des hommes imparfaits, "les outres se rompent et le vin se répand", c’est-à-dire que les préceptes tombent dans le mépris, et par le mépris, les hommes tombent en des maux plus graves. »
Laurence relève la tête en souriant :
- Cela vous a-t-il éclairé ?
- Beaucoup, Mademoiselle. Cela rejoint d’ailleurs la notion d’Etat chrétien sur laquelle votre frère a travaillé.
Ledit frère ajoute :
- Si tu me le permets, je peux ajouter, en ce qui concerne le réalisme et l’idéalisme, une petite approche historique. De fait, beaucoup de politiciens – mais je ne parle pas ici d’Antania, au contraire – sont plongés dans leurs abstractions et leur idéologie et partent de celle-ci, au lieu de partir des faits en les analysant correctement. Les faiseurs de promesses, constructeurs de programmes, idéologues et mystificateurs de programmes ne sont plus vraiment crédibles.
Il tousse, reprend :
- A vouloir appliquer à toute chose, à toute situation, à toute personne la recette miracle, le système infaillible, le règlement, la norme, le quota… on aboutit à l’absurde… mais aussi, et j’en viens à l’histoire, aux dictatures. Ce ne sont pas les utopies des communistes qui peuvent justifier les goulags, ni les théories des nazis qui légitiment les camps de la mort ! Et à notre échelle, l’eugénisme ambiant qui veut disculper l’avortement des bébés handicapés, et bientôt l’euthanasie des vieillards et des malades incurables !
Les yeux au loin, Laurence murmure :
- Il est vrai que pour beaucoup, le rêve est devenu cauchemar. Tout cela à cause d’un décalage aberrant entre l’intelligence, et la réalité. En se coupant du concret, l’intelligence ne génère qu’abstractions, idéologies, systèmes, globalisation… J’espère donc, Sire, que vous préférez les choses et les gens dans leurs aspects si variés et si complexes, aux rêves qu’il peut vous arriver de faire, la nuit, pour notre cher pays !
Adagio répond d’un ton extrêmement sérieux :
- Hélas ! Ne savez-vous pas que je me réveille toutes les nuits en sueur, craignant qu’Antania ne soit pas tel que je me le représente ! J’ai décidé que l’Antanien parfait devait être brun aux yeux verts, que tout le monde devait avoir les mêmes droits et exactement la même paye ?
Tordue de rire, Laurence répond :
- Drôle d’amalgame ! Heureusement qu’il y a des gens comme moi pour vous remettre la tête sur les épaules !
- D’accord, quand vous aurez fini vos études, je vous nommerai mon C.P.R. !
- C’est-à-dire ?
- Conseiller Personnel en Réalisme.
Eclatant de rire, Laurence déclare :
- Eh bien Majesté, pour tout vous dire, je vous pensais beaucoup plus sérieux.
- Sérieux ! s’énerve Adagio. Tout le monde me prend pour une potiche, qui n’a d’autre rôle que de représenter en Antania en souriant poliment à tout le monde ! Savez-vous que cela m’ennuie terriblement, les défilés ? Pour le coup, je préfère la télévision, car, comme disait de Gaulle, « ce sont mes contemporains qui défilent devant moi, et non moi devant eux ». D’ailleurs, vous… Enfin, si cela ne nous vous dérange pas, appelons-nous par notre prénom. Vous êtes quand même la sœur d’un de mes meilleurs amis, d’accord Laurence ?
- Oui, Sire, euh enfin… Eudes.
- Adagio. Je m’appelle A-da-gio ! Même si je trouve joli le prénom d’Eudes. Mais enfin on m’a tellement appelé Adagio que j’ai été sacré sous le nom d’Adagio Ier. C’est un peu, vous savez, comme Sainte Bernadette, à qui la Sainte Vierge apparut à Lourdes : son nom de baptême était Marie-Bernarde. Et on l’a canonisée sous son surnom.
- Je crois que tout a été lavé, annonce Raphaël. Est-ce que cela vous plairait de jouer au poker ?
…
Bien plus tard, quand Adagio lut Lettre à Laurence de Jacques de Bourbon-Busset, il pensa à la Laurence de l’auteur, sa femme, à propos de qui celui-ci disait : « Tu étais à la fois très sérieuse et très gaie. Tu avais découvert l’essentiel, et il s’était emparé de toi. Alors, pour tout le reste, tu te sentais libre, disponible, comme une grive… » Et il s’aperçut que cette phrase convenait aussi exactement à Laurence Dujols. Quelle belle âme !
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