Pour faire écho à l'article de Thibaud sur Démosthène, "Pourquoi désespérerions-nous ?", je publie le texte du cardinal Siri, pris sur DICI.
Celui qui crie fort n'a pas raison par le seul fait de crier fort
Les fléchissements et les compromis aux dépens de l’orthodoxie, au moins sous forme potentielle, ne se produisent pas seulement à propos de thèmes bien définis comme ceux dont nous avons parlé jusqu’ici.1
Ils se produisent ou peuvent se produire sur n’importe quel sujet, à tout moment, pour une raison quelconque par le fait de l’ignorance théologique, de la présomption morale, de l’esprit de revanche après un échec, de la jalousie des mécontents, du besoin des faibles de se justifier après une chute.
A ce point de vue, il est intéressant d’examiner et de dénoncer, non les points sur lesquels l’orthodoxie peut être blessée, mais la raison, la grande raison permanente pour laquelle on peut perdre la tête, et – à propos de n’importe quelle question – entrer en conflit avec l’orthodoxie elle-même.
Quelle est donc cette raison permanente ?
Ce peut être la rumeur publique, la puissance matérielle, l’inflexible suffisance, le spectacle du grand monde.
Tout cela donne l’impression du déluge, du jugement universel ; fait croire qu’on est tombé hors de la voie, qu’on est des malheureux, petits, ridicules, incapables. Cela donne une sorte de collapsus psychologique et finit par faire fuir dans toutes les directions, ou bien par vous convaincre d’attraper en courant de splendides carrosses, maîtres, en apparence, de toutes les routes. Le monde a raison, même quand il fait des choses insensées et caduques parce qu’il crie fort.
Mais ce n’est aucunement vrai. C’est une illusion.
Même si ce n’est pas vrai, l’effet est produit. Trop, hélas !
Voici les audacieux, qui vont se risquer sur toutes les frontières de l’orthodoxie, parce qu’autrement ils ont l’impression de passer pour arriérés. Ils fuient précipitamment dans certaines directions, parce qu’ils voient fuir. Si des questions très sérieuses et de graves obligations n’étaient en jeu, il serait divertissant d’assister à des réunions où l’éducation reçue porte ses fruits dans des affirmations de ce genre : « En certaines circonstances, il faut désobéir à l’Eglise ».2
Voici les gens intelligents : ayant vu les affiches théâtrales de tel ou tel centre, concernant des œuvres d’une moralité plus que douteuse, ils concluent que désormais la moralité est définitivement dépassée, et ils cherchent opportunément à la rabaisser dans leurs livres et leurs affirmations, afin de ne pas se trouver isolés sur le chemin de la vertu.
Voici les pusillanimes : en flânant dans un milieu mondain, ils remarquent partout des attitudes absolument matérialistes et d’une impudence effrénée, alors ils se disent en eux-mêmes que désormais la cause du bien est perdue et qu’il vaut mieux feindre de s’acclimater, peut-être pour faire « du bien aux âmes ».
Le vacarme, la masse, la parade extérieure, la victoire facile des éléments querelleurs, la puissance, la propagande, le grand orchestre, tout s’écroule et cette expérience terrorisante provoque les fuites en direction du rationalisme, du marxisme, du modernisme, de la révolution, de l’indiscipline, de la politique désaxée, de la traîtrise, du véritable suicide.
Tout cela est exagération : il suffit de ne pas regarder en continuant tranquillement son chemin.
C’est une exagération parce que chaque nuit tout cela croule par la base, de même aussi que par le fait de la fatigue, de la maladie, de l’aridité intérieure surtout, ou enfin, du remords.
C’est une exagération, parce que tout cela est sous la terreur de l’apprenti sorcier, qui a réussi à déchaîner des forces qu’il n’arrive plus ensuite à retenir, au point d’en être submergé.
C’est une exagération, parce que le mal se voit, mais le bien se voit beaucoup moins.
C’est une exagération parce que la voix la plus forte est celle de Dieu.
C’est une exagération parce que même invisiblement, au milieu de tout cela, l’œuvre de la grâce divine progresse et incessamment se consument les holocaustes des vrais croyants, des fidèles authentiques. La faible visibilité du bien favorise une vertu plus grande et un plus grand mérite.
Tout ce qui fait la grosse voix serait d’une pâleur mortelle sitôt que brillerait l’étincelle de la guerre dans le monde. Et de cela désormais seule la miséricorde divine peut nous sauver.
Il est inutile de fuir devant un ennemi en fuite, ou de donner crédit à une voix plus forte mais affaiblie chaque jour par la mort.
Nous voulons parler brièvement ici de quelques effets de la « grosse voix ».
Un premier effet pourrait être l’imitation.
En fait le fluide mystérieux des impressions porte à l’imitation. Comprendre son temps et les hommes, profiter de moyens honnêtes pour l’apostolat, mais toujours et seulement en tant que moyens, développer les dons « de relation » pour mieux s’adapter à l’état d’âme et aux besoins de ses frères, ce n’est pas « imiter ». C’est choisir avec discernement, et accepter après un jugement objectif et indépendant.
L’imitation est semblable à une procuration générale concédée à un inconnu, du moins dans le cas qui nous occupe. Dans ce cas, ce n’est pas un choix raisonné, mais simple acceptation d’un critère et d’une ligne de conduite.
Dans notre maison, on pourra faire des adaptations ou des mises à jour de méthodes ou de procédés. Rien à dire à cela, si c’est le fait d’une décision réfléchie et non d’une simple imitation.
Le thème du jugement fondamental sur le monde que le divin Sauveur nous a laissé doit rester en tête de toutes nos considérations et actions.
C’est pourquoi nous devons être toujours prêts à faire en toutes choses ce qui est honnête et bienséant, mais toujours avec le « détachement » spirituel de celui qui emploie des moyens ordonnés à un but bien supérieur, mais jamais absolument pour gagner l’approbation satisfaite du monde.
Un déplorable effet de la « grosse voix » pourrait être l’inhibition.
L’inhibition bloque et refoule l’initiative et l’activité. Dans ce cas, le blocage et la répression seraient l’effet d’un jugement malveillant, de la clameur publicitaire, de l’opinion hostile, de l’injure emportée ; tel serait toujours l’effet de la « grosse voix ». Tous ces procédés déplaisants dont les hommes font un usage illégitime pour faire peur aux autres peuvent être considérés froidement et avec indifférence pour garder prudemment une attitude raisonnable. Il ne faut pas les laisser pénétrer dans le domaine du sentiment où ils n’engendrent que peur, silence, passivité, fuite. Plutôt que de se laisser bloquer et réprimer soi-même, mieux vaut être en état de créer honnêtement chez autrui des sentiments favorables.
Un cas assez répandu d’« inhibition » s’avère quand est lancée l’accusation d’« intégrisme ».
Avant d’achever cette lettre, il n’est pas mauvais de parler d’une telle histoire. Le mot « intégrisme », précisément parce qu’il se termine en « isme » indique, selon l’acceptation commune en notre langue, une déformation et, à ce titre, quelque chose de blâmable. En effet, il signifie rigidité, fanatisme dans le raisonnement, exagération. Ceci pour la signification en elle-même.
Voyons maintenant l’usage et la logique dans cette accusation d’intégrisme qui produit inhibition et contraction.
A quiconque devient gênant par le fait de vouloir adhérer en toutes choses au Christ ou à l’Eglise (ce qui est objectivement la même chose), à quiconque refuse toute diminution de la vérité catholique, de la pratique catholique, de la cohésion catholique, on lui lance à la face l’accusation : « tu es un intégriste ». Si quelqu’un affirme qu’on doit obéir à l’Eglise en quelque domaine que ce soit où elle-même croit devoir intervenir, on le blâme ou bien on s’en moque : « tu es un intégriste ». Si quelqu’un ne se laisse pas gagner par la manie de courir là où courent tous les autres, simplement parce qu’ils courent et sans raison concrète, on lui dit : « tu es un intégriste ».
L’usage de ce mot dans un sens péjoratif procède de l’intention malhonnête de créer un complexe de niaiserie et de ridicule, c’est-à-dire un complexe psychologique d’infériorité et d’imposer ainsi un état de souplesse ou d’inaction, non par conviction raisonnée mais par pure émotivité.
Le fait d’employer des paroles caractéristiques pour obtenir certains effets psychologiques (à toutes fins utiles) est ancien. Il fut un temps où pour produire la peur on disait : « il a dit du mal de Garibaldi » et les malheureux, devant une telle infamie purement supposée, devenaient muets et allaient se cacher. Actuellement, sur le terrain politique on emploie certaines épithètes qui relèvent de la même logique, et qui ont la même légitimité, la même bienséance et souvent le même effet, dénotent malhonnêteté d’une part et lâcheté de l’autre.
Mais nous, chers confrères, nous ne devons pas faire attention aux paroles. Elles sont et restent seulement des paroles. Les paroles peuvent être entendues sans qu’on y prête attention.
Malheur à celui d’entre nous qui se désisterait en quelque chose de son devoir, sous prétexte que quelqu’un lui a adressé une parole de moquerie. L’emploi illégitime des paroles est comme l’emploi des lettres anonymes : il suffit de ne pas faire attention et de ne pas lire, alors les paroles tombent, aussi bien que les lettres anonymes.
Enseignez ces choses aux fidèles, spécialement à ceux qui ont l’intention de militer spirituellement dans l’apostolat.
Les tentatives ne manquent pas de semer la division parmi nous, et de rendre inopérantes les meilleures forces par l’emploi sadique d’une terminologie rapide ; qu’il s’agisse d’ « intégrité » ou d’autre terme bien connu.
Ne méprisez personne, mais méprisez ces termes, ces méthodes et allez de l’avant tranquillement. Laissez dire : quand les chars de combat ont consommé leur essence, eux aussi s’arrêtent.
Mais s’il est quelque chose capable de mettre le diable en colère, faites-en usage. Pour cela le signe de la Croix suffit. La « grosse voix » est une voix qui mourra. La Providence et la grâce ne mourront jamais.
Chers Confrères,
C’est la seconde fois que nous écrivons pour vous préserver des insinuations du mal. Le monde subit les effets dissolvants dus au mauvais emploi de la matière, rendue très obéissante, très serviable, mais aussi très tyrannique. Cela nous rend plus soucieux, nous qui devons défendre le sacré dépôt reçu du Christ et qui devons, à l’encontre de la prédominance de la matière, continuer à sauver les âmes, même les âmes de ceux qui se moquent de nous.
Soyez sans crainte, celui qui se moque est un faible. Quiconque souffre dans une généreuse acceptation et avec Jésus-Christ est fort et peut, comme Lui, triompher toujours au moment même où il est crucifié pour le monde. Ne regardez pas aux alentours, regardez en haut et ne craignez rien. Mais restez fidèles à la vérité !
De notre résidence, le 7 juillet 1961, en la fête de saint Syr, évêque de Gênes,
Joseph, Card. Siri
Didyme
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