A décembre et janvier succède février, et déjà Adagio doit intégrer l’Armée à proprement parler : en fin de course, il aura ainsi passé six mois en formation et six mois en exercice... même s’il ne fera qu’une mission à l’étranger, pendant trois mois, l’été suivant.
Ce jour-là, dans une rue au sud de la capitale, dans les locaux du journal Antania Républicain, un homme est assis dans son bureau. C’est Matthieu Angevert, le directeur de ce quotidien.
Dans une des salles de rédaction, un quadragénaire au visage un peu jaune et prématurément ridé, le nez chaussé de petites lunettes argentées, et la taille si mince qu’il semble qu’on pourrait faire tomber cette fragile silhouette en un souffle, bref, cet homme soulève délicatement son dossier en cours et y trouve un message : Cette soirée à Settanges heureusement discréditée par la police, qu’il traduit rapidement : Cette soirée à Settanges heureusement discréditée, autrement dit : Ce soir à sept heures dix.
Dans la salle voisine, celle de l’imprimerie, un commis trouve dans la poche de sa blouse de travail un papier plié en quatre, où est écrit simplement : 19 h 10. Il a une large carrure, une moustache et avoisine la trentaine. Ses petits yeux verts brillent, comme ceux d’un aigle prêt à saisir sa proie.
Mais le midi, alors que tous s’en vont déjeuner, le voisin de travail de Petites-Lunettes, un certain Hector Villabulle, nez aquilin et yeux pervenche, jette un coup d’œil dans le dossier de son collègue. Personne n’est là pour penser « Quel culot ! », car son jugement serait grandement téméraire. Effectivement Hector a toutes ses raisons de lorgner sur les papiers de Petites-Lunettes. Il déchiffre le code avec une rapidité d’éclair, et s’en va les mains dans les poches et une marguerite à la bouche. Ou, plus précisément, un crayon au coin des lèvres.
Evidemment, ce titre n’est pas anodin, il l’a immédiatement compris. La soirée annoncée n’existe sans doute pas, car il n’en a absolument pas entendu parler, et, connaissant le pays comme sa poche, il n’a jamais entendu parler de Settanges. De toute manière, il est à l’affût de tout indice louche dans ce journal, depuis qu’un an auparavant la fille de Maximilien Grémois avait averti une de ses amies que quelque chose se tramait contre le roi à Antania Républicain, laquelle amie l’avait répété avec prudence à la police, laquelle police l’avait transmise au S.P.I.R., le Service de Protection Intérieure du Roi. Lequel roi, bien entendu, n’en savait rien. Mais le S.P.I.R., lui, avait envoyé un de ses fidèles agents secrets, Baudouin. Qui n’en était manifestement pas à sa première mission.
Pour l’heure, Baudouin – appelons-le par son vrai nom – cherche bien évidemment à savoir le lieu de ce rendez-vous vespéral. Si c’était dans le bureau du directeur, il n’y a pas à s’inquiéter : cela fait longtemps que l’agent secret a disposé un minuscule micro entre deux lattes de plancher. Et rien de vraiment suspect n’a été enregistré. Seulement, pour prendre autant de précautions – un message codé -, Monsieur Angevert prendra sûrement un lieu plus sûr, plus secret.
L’après-midi ne lui apporte aucune information en plus. On prépare certains articles du lendemain et il y a quelques dossiers à ranger. Mais comme chacun sait, un quotidien se prépare essentiellement le matin, et souvent très tôt, le numéro qui va sortir le matin même.
Le soir, il rentre chez lui en tramway et, peu de temps après, celui qui ressort de l’immeuble ne ressemble guère à celui qui est rentré. Ses cheveux ont considérablement blanchi, il a une moustache de la même teinte, et sur ses yeux ont été posées des lentilles brunes, tandis que des lunettes affreusement démodées sont posées sur son nez toujours aquilin.
Il a par ailleurs un peu grandi grâce à des semelles renforcées, et est vêtu d’un vieux manteau bleu marine ; il se courbe cependant un peu pour tenir d’une main sa canne et de l’autre son cabas.
Mais auparavant, dans un cabinet secret de son appartement, il a eu soin de repérer sur un petit écran la place de l’émetteur microscopique qu’il a subrepticement glissé dans la poche de la veste de son patron, quand celui-ci s’est assis quelques instants à côté de lui pour vérifier un article, l’après-midi même. Effectivement la formation des agents secrets du S.P.I.R. comprend une initiation à l’activité de pickpocket… pour des causes justes bien évidemment. Ledit émetteur est caché dans une sorte de petit caillou, ce qui permet ne pas éveiller la méfiance de Matthieu Angevert dans le cas où il le trouverait : « Qu’est-ce que fait ce caillou dans ma poche ? Je le jette. »
L’écran indique sur le plan de la ville que l’émetteur se trouve dans la maison d’une petite rue non loin de chez Baudouin. Ce dernier consulte sa montre : 18 h 55. Le temps d’y aller, et… on verra bien.
Quelques instants plus tard, dans la rue en question, il aperçoit Petites-Lunettes entrer dans une modeste résidence de deux étages située dans un parc enneigé en ce mois de février. Baudouin le suit en boitillant, prend l’ascenseur qui vient de monter… A quel étage a-t-il pu bien s’arrêter ?
Qu’importe. Au premier étage, Baudouin hésite entre trois portes. L’une est légèrement entrouverte. Rien que des voix féminines. Sur la deuxième est écrit : « Courrier en poste restante jusqu’au 26 mai. » Sur la troisième… aucun indice. L’agent secret sonne.
Une jeune femme vêtue de vert vient ouvrir :
- Vous désirez ?
- Euh… Bonsoir Madame, déclare Baudouin d’une voix chevrotante, n’est-ce pas cousine Germaine qui habite ici ?
- Non, répond l’autre avec surprise.
- Alors excusez-moi… soupire le vieil homme.
La porte se referme. Au second étage, il sonne à la première porte. Un jeune homme moustachu à large carrure ouvre.
« Mais c’est un commis du journal ! » s’aperçoit Baudouin qui reprend avec l’intonation d’un vieillard :
- Dites-moi jeune homme, n’est-ce pas ma cousine Germaine qui habite ici ?
- Mais non, c’est chez moi, réplique Large-Carrure sans s’apercevoir de la supercherie.
- Pourtant, pourtant, je reconnais tout à fait son appartement ! Attendez…
Baudouin s’avance légèrement, sa canne le guidant :
- Mais si, ce sont les mêmes lambris, les mêmes meubles…
- C’est impossible : c’est moi qui les ai amenés ici ! proteste Large-Carrure en n’osant pas repousser cet homme d’âge respectable.
Et c’est ainsi que Baudouin parvient dans la salle de séjour, et, lançant un coup d’œil vers la cuisine, il aperçoit… qui ? Matthieu Angevert et Petites-Lunettes ! Il s’écrie alors :
- Ne sont-ce pas les enfants de Jacques ? Hein ?
S’avançant encore vers la cuisine, sous l’œil embarrassé de Large-Carrure, il furète un peu partout, regarde les deux hommes trop stupéfait pour réagir, en disant :
- Ah ! Je ne savais pas que Germaine vous avez laissé cet appartement ! Zut, mon lacet est défait…
Tout en se penchant péniblement, il glisse un minuscule micro caché dans un noyau d’olive sous le placard contre lequel il est appuyé. Et se relevant, il reçoit en pleine figure une sévère admonestation de la part du directeur d’Antania républicain :
- Excusez-moi Monsieur, vous n’êtes ici ni chez vous, ni chez votre cousine Germaine, ni chez les enfants de Jacques, ni chez la reine d’Angleterre, ni chez le Père Noël. Alors ayez la gentillesse de partir tout de suite !
Mission accomplie, le « vieux » Baudouin s’en va docilement. Il ne lui reste plus qu’à demander à un de ses collègues du S.P.I.R. de récupérer le noyau d’olive chez Large-Carrure, le plus vite possible, à un moment où le maître du logis sera au journal.
Mais que préparent ses confrères ?
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