Adagio, pendant une heure de sieste, lit une biographie de Vincent Léquitin, le président de la République d’Antania qui mourut il y a plus de trois ans déjà, assassiné à la sortie de la messe où avait été consacré Antania au Sacré-Cœur de Jésus. A l’image de Gabriel Garcia Moreno, président de l’Equateur, dont il découvre également la vie : « Il avait pris la résolution d’assister chaque jour à la messe et de réciter chaque jour le chapelet. Après sa réélection de président, il écrivit au pape Pie IX : « Veuillez prier, Saint Père, pour que Dieu m’accorde la grâce de mourir martyr pour l’Eglise et pour mon pays. »
Le vendredi 6 août 1875, il est tué à la sortie de la messe, frappé par un franc-maçon, qui crie : « Meurs, sale chrétien. » Gabriel Garcia Moreno tomba en criant : « Muero, pero Dios no muere », c’est-à-dire : « Je meurs, mais Dieu ne meurt pas ! »
- Seigneur, Seigneur, qu’attendez-vous de moi ? Comment donner ma vie ?
Quelques pages plus tard, il lit cette pensée de Jacques de Bourbon-Busset :
« Donner sa vie, ce n’est pas la risquer, pendant quelques minutes, dans l’excitation du danger, c’est l’engager dans le combat quotidien, l’exposer à l’usure, aux traverses, la répandre goutte à goutte dans l’effort et parfois la souffrance. »
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Dans son appartement, Baudouin – qui s’est entre temps débarrassé de son accoutrement - écoute l’enregistrement pris chez Large-Carrure ; après avoir repéré les différentes voix – un peu étouffée d’ailleurs -, voici qu’il transcrit :
« Angevert. – Vous savez pourquoi je vous ai convoqués, aussi irai-je droit au but : nous devons tuer le roi, non pas tant pour sa personne que pour le principe royal qu’il incarne - un truc complètement dépassé -, et surtout parce qu’il veut aliéner la liberté de l’homme en établissant des droits favorables à la religion catholique ; vous savez ce qu’il a insinué il y a peu de jours : un Etat chrétien ! Et puis il menace de devenir un tyran, un oppresseur du peuple… »
- Pauvre roi, soupire Baudouin. S’il était cela…
« Petites-Lunettes. - Vous m’avez demandé d’interroger mon cousin qui est soldat dans la même unité que le roi. Voici le relevé de son emploi du temps. (Bruit de papier) Mais il paraît difficile de le surprendre au régiment, étant donné qu’il n’est jamais seul. Il serait bien plus commode de faire… ce que nous devons faire… sur les trajets qu’il fait entre chez lui et le régiment. Mon cousin – Gaston de son petit nom –, a fait une fois le chemin avec lui en expliquant qu’il allait chez un de ses amis qui habitait rue Telher comme Adagio. Voici les horaires.
Angevert. – Voyons… Le matin entre 7 heures et 7 heures 30… Le roi vient le plus souvent dans sa voiture personnelle. C’est plus prudent de le faire le matin que le soir, surtout à cette heure-là où il n’y a pas grand monde. Regardons le plan d’Antania… Les rues où il passe… »
Quelques minutes plus tard dans l’enregistrement, Angevert récapitula :
« Mardi 27 février 20** à 7 h 15 du matin, devant le 51 de la rue de la Paix. C’est un haut portail cachant un grand parc : pas de danger qu’on nous voie de là. De toute manière, nous porterons des masques et des gants.
Large-Carrure (qui jusqu’ici n’avait pas beaucoup parlé). – Mais je ne comprends pas : voulez-vous l’enlever ou le tuer ?
Petites-Lunettes (ricanant). – On va le prendre, le terroriser, le menacer, le griller lentement, à la cigarette, le couper en morceaux, et… »
Baudouin ne peut s’empêcher de frissonner. De son côté, Large-Carrure a eu la même réaction.
« Angevert. – Si nous l’enlevons, dans le meilleur des cas, on ne s’en apercevra qu’une heure après, peut-être plusieurs. Et nous pourrons nous en débarrasser rapidement. Un meurtre en pleine rue est plus facilement repérable. Et comme je n’ai aucune envie d’être mis en prison…
Large-Carrure (essayant de plaisanter). - Ce serait plus solidaire envers notre confrère Maximilien Grémois ! … En ce qui me concerne, je serais plutôt pour le « meurtre en pleine rue » : c’est vite expédié, pas besoin de s’attirer une charge de plus contre nous – le rapt -, et puis il n’est pas nécessaire d’emmener le corps je ne sais où…
Angevert. – Oui mais il y aurait quand même des funérailles nationales !
Large-Carrure. – Oh, avec ou sans le corps, c’est pareil !
Angevert. – Allons-y pour le « régicide instantané ». J’emmène mon revolver. Si… »
L’enregistrement s’arrête là.
Baudouin prend ses dispositions.
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Le 26 février au soir, Adagio, en arrivant chez lui, entend sa mère parler avec quelqu’un. Il devine immédiatement l’identité de la personne en découvrant non loin de là, jouant sur le tapis avec des cubes en plastique, un délicieux bout de chou d’un an, rond et blond.
- Ombeline ! Ma petite filleule ! s’exclame le jeune homme en saisissant dans ses bras la charmante enfant qui le regarde avec ses candides yeux tout bleus. Alors tu es contente de voir ton petit parrain bien-aimé ?
Et il continue de lui parler d’une voix douce. Dieu que cette enfant est belle !
Clic-clac !
Adagio se retourne : sa mère l’a pris en photo. C’était si joli ce tableau d’un bébé de douze mois en robe rose à smocks, avec cet homme en treillis militaire, un béret posé sur ses cheveux noirs.
Isaure s’avance :
- Bonsoir Adagio ! Cela fait bien longtemps que je ne vous ai vu… J’espère que vous vous portez à merveille !... Oui ? J’en suis heureuse. Vous savez que, en ce qui concerne la « quête des Sandales » que mon mari a à cœur de poursuivre, il n’a pas été trouvé à Antania d’Anton né vers 1924 susceptible d’avoir dérobé les Sandales du Christ. La piste semble pour l’instant coupée de ce côté-là. Et j’ai pensé simplement que dans le Ier Régiment de l’Armée de Terre d’Antania, où vous vous trouvez, il existe sûrement un service d’archives que nous n’aurions pas pensé à consulter.
- Mais c’est exact ! s’exclame le roi avec un grand sourire. Si vous voulez, vous pourrez venir le faire avec moi ! Dès demain si vous voulez, puisque Maman m’a dit que vous dormez ici.
- Avec joie, Sire !
- Je vous accompagnerai donc demain matin à l’heure habituelle.
Et Isaure regarde sa fille en riant :
- Tu vas faire ta première visite au régiment !
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27 février, jour J.
Baudouin se réveille en sursaut, une terrible angoisse au cœur. Pourquoi ? Machinalement il regarde l’heure : huit heures quinze. Le réveil n’a pas sonné !
- Ce n’est pas vrai, je rêve ! s’écrie-t-il avec rage. Qu’est-ce que c’est que ce vieux portable pourri !
Et saisissant ce dernier, il s’aperçoit qu’il n’a plus de batterie. Il hurle :
- Zut et zut ! Mille milliards de mille sabords ! Je n’avais pas fait attention hier ! Et à l’heure qu’il est… Cela fait une heure que le Roi est mort !
… Un sanglot s’échappe de sa gorge.
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