Malheureusement, le roi est à deux cents kilomètres de là, perdu dans la forêt russe, sur les bords du lac Peïpous.
En effet, quelques jours auparavant, le roi, de retour du Congo, était au palais, afin de se reposer du décalage horaire et de prendre connaissance des affaires courantes.
Se rendant à son cabinet de travail, il sentit soudain un chiffon imprégné d’une étrange odeur être appliqué sur sa bouche. Sans avoir le temps de dire un mot, il perdit connaissance.
… Lorsqu’il se réveilla, il était dans une grande voiture, arrêtée dans la nature. Personne à l’intérieur. Plein d’inquiétude, il essaya de sortir : c’était ouvert. Sautant sur une terre molle, il se vit dans une vaste clairière où étaient posés quelques sacs à dos. Quelques bruits de voix parvenaient à ses oreilles, aussi suivit-il cette direction, cependant méfiant.
Il retrouva un visage connu :
- Ga… Gabriel !
- Tu te demandes où tu es ? suggéra son interlocuteur d’un ton malicieux.
Gabriel Cisieur était un de ses amis de collège et lycée. Pas très grand, les cheveux et les yeux noirs, il avait cependant de l’énergie à revendre.
Sans mot dire, le garçon porta un sifflet à ses lèvres : un son court, un long, un court. Une trentaine de garçons âgés de douze à dix-sept ans accoururent, et un rassemblement eut lieu.
- Majesté, voici la troupe de la Ve Antania. Les scouts, je vous présente le roi.
Un murmure de stupéfaction et d’enthousiasme avait déjà parcouru la troupe car ceux qui avaient reconnu le roi s’étaient empressés, avec moult chuchotements, de le communiquer aux autres. Après quoi Adagio fut nommé assistant pour la durée du camp.
- N’ayez crainte, Sire, précisa Gabriel, votre Premier ministre, et tout le monde nécessaire, est au courant.
Certains scouts raillèrent gentiment le roi :
- Majesté, cela va vous changer de votre lit à baldaquin !
- D’abord, tout le monde doit m’appeler Adagio, et ensuite, je te rappelle que je viens de passer six mois au Congo, dormant le plus souvent par terre à la belle étoile ! Et pas avec les animaux les plus gentils…
Et Adagio ne manqua pas de courir vingt minutes chaque matin, de scier des troncs d’arbres, de tailler des tenons, de cuisiner sur le feu, d’inventer des sketches pour la veillée, de chanter… bref tout ce que l’on fait pendant un camp.
Par ailleurs, le thème de camp était la « bataille de la Glace », durant laquelle le prince de Novgorod, Alexandre Nevski, vainquit les chevaliers Teutoniques sur les glaces de ce même lac Peïpous, le 5 avril 1242. Cette victoire arrêta à jamais l’offensive germanique vers l’est, et l’on pense que cette victoire permit à la Russie de se libérer de la domination occidentale.
Et les veillées mirent en scène les imposants costumes – cape blanche ornée d’une croix noire - des chevaliers Teutoniques, membres de cet ordre religieux et militaire fondé en Terre sainte lors de la troisième croisade, en 1191.
Arriva le jour du départ en exploration. Adagio ne voulant pas rater cette expérience, il fut intégré à une patrouille, celle du Cygne, en tant qu’humble Second.
Au deuxième jour de l’explo, le Chef de Patrouille est en train d’apprendre au plus jeune la manière de faire un croquis panoramique. De fait, un magnifique point de vue se déploie devant eux, du haut de cette colline. Les épicéas et les pins s’étalent à perte de vue, coupés ça et là par quelques feuillus : des bouleaux, des trembles, des charmes, des chênes… Les garçons ont d’ailleurs appris à reconnaître ces différents arbres. Quelques villages apparaissent, discrets et jolis avec leurs clochers s’élançant vers le ciel. Ici, une rivière. Là, quelques cultures. Et puis à l’est s’étend, bleu comme le ciel à cet instant, le lac Peïpous.
- Tu te rends compte, soupire le troisième de patrouille à l’adresse de son voisin, que ce lac a une superficie presque deux fois supérieure à celle d’Antania !
- B… Non… Je… Pas possible ! Il en fait combien ce lac ?
- 3 500 km2, le quatrième plus grand lac d’Europe, récite le scout très fier de ses connaissances.
Au même moment, au lieu de camp, le portable de Gabriel sonne. Le chef de troupe grogne, car il était en train de mettre des œufs dans l’eau bouillante, et a toutes les peines du monde à ne pas les casser tout en ne se brûlant pas lui-même.
- Allô ! rugit-il après avoir enfin déposé tous ses œufs.
- Service de Protection Intérieure du Roi, bonjour !
- Très honoré… balbutie le chef, dont à la stupéfaction se mêle l’émotion et une vague inquiétude.
- Vous êtes bien Gabriel Cisieur, chef de la Ve troupe d’Antania ?
- Absolument, Monsieur.
- Puis-je parler au roi, jeune homme ?
- Euh… C’est que… Il est en explo… En exploration.
- Quand reviendra-t-il ?
Panique de Gabriel. Voyons… On est mardi…
- Je… Demain soir.
- Pouvez-vous nous donner le numéro avec lequel on peut le joindre ?
- Oui… Attendez une minute…
Le garçon bondit chercher son cahier de camp, mais met au moins trois minutes à le trouver. Il feuillette fiévreusement les pages.
- Voilà : 599 623 541.
- Merci Monsieur. Avec qui se trouve le roi ?
- Euh… Une dizaine de garçons.
- Pouvez-vous nous donner leurs noms ?
- Bien… Bien sûr. Voilà…
Aussitôt dit, aussitôt fait.
- Et, reprend l’interlocuteur, où est-il exactement ?
- Euh… ça… Je ne peux vous donner les coordonnées exactes. Vous savez, nous ne sommes pas censés les suivre à la trace.
- Mais en quoi exactement consiste cette explo ?
- Parcourir un itinéraire précis pendant plusieurs jours, et faire diverses observations afin d’en réaliser un compte rendu, résume Gabriel toujours un peu inquiet. Il se décide enfin à demander :
- Euh… Il y a un problème ?
- Le roi sera sans doute rapatrié en hélicoptère. Nous espérons qu’il pourra nous donner ses propres coordonnées.
- Ra… Rapatrié ? Mais pourquoi ? Il y a un problème urgent à Antania ?
- Vous ne croyez pas si bien dire, jeune homme ! est la seule réponse du S.P.I.R.
Et clac ! Il raccroche, après avoir salué le chef.
Ledit chef soupire :
- Mes œufs à la coque seront des œufs durs. Tant pis. Il y a plus grave : le problème d’Adagio. Qu’est-ce qui a bien pu arriver ? Il faut que ce soit un cas de force majeure. Une inondation ? La mort du premier ministre ? Un tremblement de terre ? La…
Tu-tu-tu-tu… Le portable sonne à nouveau.
- Allô ?
- Ici le S.P.I.R. Je…
- Le spirre ? Qu’est-ce que c’est que ça ?
- Le Service de Protection Intérieure d…
- Ah oui, c’est vrai, excusez-moi Monsieur, je…
- Nous n’avons pas pu contacter le roi.
Après avoir pesté intérieurement, Gabriel essaie de rassembler toute son énergie.
- Il ne devait pas y avoir de « zone » dans la région isolée où il se trouve… En revanche, je peux vous donner le numéro des personnes censées accueillir la patrouille ce soir : 950 544 631. Il devrait y être à partir de dix-neuf heures.
- Merci beaucoup, mais je pense que nous ne pouvons pas attendre encore huit heures… Je vous répète que c’est très pressé. Cependant nous avons laissé un message sur le portable du roi.
- C’est-à-dire que… Ce n’est pas le numéro du roi… C’est celui de son chef, Alban.
- Mais ce n’est pas vous son chef ?
- Je parlais de son chef de patrouille. Vous… Vous n’avez jamais été scout ?
- Non, et c’est tant mieux ! répond agressivement l’inconnu. Parce que envoyer le souverain d’Antania cueillir des violettes dans la forêt sans pouvoir dire où il est, c’est vraiment un exploit !
Et la semonce continue, impitoyable, pendant quelques minutes. Gabriel réussit enfin à placer :
- Je peux vous donner les coordonnées de la zone où il est censé se trouver, et vous y enverrez un hélicoptère ou un autre engin !
- … Hum… Au fait, pourquoi pas ? murmure le mystérieux personnage.
- Attendez un instant… voyons la carte… Il se trouve aux environs de 58°04’N 28°15’E.
- Nous survolerons la région. Merci !
Sitôt le portable éteint, le chef s’aperçoit avec stupeur que l’eau bouillante a débordé, car il avait machinalement remis le couvercle ! Les œufs ont joyeusement sauté par-dessus la casserole, comme mus par un invisible ressort, et trop contents de s’échapper (1).
(1) Ne vous inquiétez pas de cette petite diversion. De fait, cette page a été écrite pendant un moment de « joie exubérante » (dixit Blandine).
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