Comme le constatent aujourd’hui les Etats-Unis en Irak, la puissance continue d’être fonction de la démographie. Les bombes intelligentes, les missiles à guidage laser et les drones accroissent considérablement la capacité offensive d’une puissance hégémonique ; mais, en dernier ressort, c’est souvent le nombre de soldats sur le terrain qui change l’Histoire. Malgré un taux de fécondité proche du seuil de remplacement, les États-Unis ne sont pas assez peuplés pour maintenir leur rôle de superpuissance mondiale, de même que la Grande-Bretagne n’a plus été capable de conserver son statut d’empire à partir du moment où, au début du XXe siècle, son taux de natalité s’est effondré. Des pays comme la Chine, l’Allemagne, l’Italie, le Japon et l’Espagne, où l’enfant unique est désormais la norme, disposent certes d’un capital humain de qualité, mais il est trop rare pour être exposé au moindre risque.
La baisse de la natalité est également à l’origine d’une série de problèmes économiques et financiers qui font aujourd'hui les gros titres de la presse. L’augmentation de la longévité n’a qu’une faible incidence sur le financement à long terme des retraites et des systèmes de santé. L’espérance de vie à un âge avancé a somme toute très faiblement progressé. Si la proportion d’actifs par rapport aux retraités diminue, c’est essentiellement parce que des individus qui devraient être aujourd’hui en âge de travailler ne sont tout bonnement jamais nés. À l’heure où les États accroissent la pression fiscale sur des actifs de moins en moins nombreux pour subvenir aux besoins des personnes âgées, les jeunes couples ont toutes les raisons de penser qu'ils ont encore moins les moyens que leurs parents d’avoir des enfants, amorçant du même coup un nouveau cycle de vieillissement et de déclin de la population. La dénatalité modifie également les comportements à l’échelle d’un pays. Aux États-Unis, par exemple, près de 10 % des femmes nées à la fin des années 1930 n’ont pas eu d’enfants ; aujourd’hui, ce sont environ 20 % des femmes nées à la fin des années 1950 qui atteignent la fin de leur vie reproductive sans avoir procréé. L’important segment des ménages sans enfants, dont les membres sont issus en grande majorité des mouvements féministes et de la contre-culture des années 1960 et 1970, ne laissera aucun héritage génétique. Et ils n’auront pas sur la génération suivante l’influence psychologique et affective qu’ont eue sur eux leurs parents.
Entre-temps, les familles à enfant unique sont exposées au risque d’extinction. L’enfant unique remplace l’un de ses parents, mais pas les deux. Et ces familles ne contribuent guère à renouveler la population de demain : 17,4 % de femmes de la génération du baby-boom n’ont eu qu’un seul enfant, et leurs descendants ne représentent que 7,8 % de la génération suivante. En revanche, près du quart des enfants de baby-boomers sont issus des quelque 11 % de femmes qui ont eu quatre enfants ou plus. Cela conduit à l’émergence d’une nouvelle société, dont les membres seront dans leur grande majorité issus de parents ayant tourné le dos aux tendances sociales d’une époque où les familles avec peu ou pas d’enfants étaient la norme.
Cela signifie-t-il que les sociétés « éclairées » mais peu prolifiques d’aujourd’hui sont vouées à l’extinction ? Sans doute pas, et cela n’est dû qu’à la spectaculaire transformation culturelle qui se prépare. Comme cela s’est déjà produit bien des fois au cours de l’Histoire, cette transformation survient au moment où les éléments laïcs et libertaires de la société ne se reproduisent pas, laissant ainsi par défaut les tenants des valeurs traditionnelles et patriarcales dominer la société.
À l’époque gréco-romaine déjà, de nombreux citoyens très instruits en étaient arrivés à la conclusion qu’il n’y avait aucun avantage à investir dans les enfants, qui étaient perçus comme un obstacle onéreux à la réussite personnelle et matérielle. Si cette conception a condamné de nombreuses familles à disparaître, elle n’a pas été fatale à la société dans son ensemble. Par un processus d’évolution culturelle, elle a au contraire favorisé la résurgence d’un ensemble de valeurs et de normes que l’on pourrait en gros qualifier de patriarcales.
(...) Dans bien des cas, l’unique chose qui soutient la famille patriarcale est l’idée que ses membres défendent l’honneur d’une longue et noble lignée. Pourtant, lorsqu’une société devient cosmopolite, évolue rapidement et assimile des idées nouvelles, de nouveaux peuples et des luxes inédits, ce sens de l’honneur et du rapport aux ancêtres commence à s’estomper, et avec lui tout sentiment de la nécessité de se reproduire. « À partir du moment où un peuple hautement cultivé commence à envisager le fait d’avoir des enfants en termes d’avantages et d’inconvénients, il amorce un tournant décisif », notait l’historien et philosophe allemand Oswald Spengler [1880-1936].
Ce tournant ne signifie pas forcément la fin d’une civilisation, mais simplement sa transformation. S’il est vrai que les familles nobles, laïques et infécondes de la Rome impériale ont disparu, et avec elles la conception qu’avaient leurs ancêtres de Rome, l’Empire romain ne s’est pas pour autant dépeuplé. C’est sa composition démographique qui a changé : il s’est retrouvé constitué de nouvelles cellules familiales, très patriarcales, hostiles au monde séculier et portées par leur foi soit à croître et se multiplier, soit à entrer dans les ordres. Ces changements ont ouvert la voie à l’Europe féodale, mais n’ont signé l’arrêt de mort ni de l’Europe ni de la civilisation occidentale.
C’est peut-être à une transformation de ce type que nous assisterons au cours de ce siècle. Dans l’Europe d’aujourd’hui, par exemple, le nombre d’enfants que les gens font et les conditions dans lesquelles ils les font est fonction de leurs convictions politiques et culturelles. Vous êtes antimilitariste ? Eh bien, si l’on en croit une étude réalisée par les démographes Ronny Lesthaeghe et Johan Surkyn, vous êtes moins susceptible d’être marié(e) et d’avoir des enfants que quelqu’un qui n’a aucune objection contre l’armée.
L’écart considérable entre les taux de fécondité des individualistes laïcs et des conservateurs religieux augure d’un profond bouleversement des sociétés modernes, qui sera d’origine démographique. Beaucoup d’adultes d’âge moyen qui n’ont pas eu d’enfants peuvent regretter d’avoir fait un choix de vie débouchant sur l’extinction de leur lignée familiale, mais ils n’ont pas de fils ou de fille à qui faire partager cette prise de conscience tardive. Parallèlement, les descendants de couples qui ont eu trois enfants ou plus seront largement surreprésentés dans les générations suivantes, et avec eux les valeurs et les idées qui ont amené leurs parents à avoir de grandes familles.
(...) Que ça leur plaise ou non, les sociétés développées évoluent vers le patriarcat. D’une part, parce que les segments conservateurs font davantage d’enfants et, d’autre part, parce que la réduction de l’État-providence en raison du vieillissement de la population et de la dénatalité leur assurera un avantage de survie supplémentaire, qui à son tour favorisera une plus forte fécondité. À mesure que les États restitueront à la famille les fonctions qu’ils lui avaient ravies par le passé, et notamment le soutien des personnes âgées, les gens se rendront compte qu’ils ont besoin de procréer davantage pour assurer leurs vieux jours, et ils chercheront à s’attacher leurs enfants en leur inculquant des valeurs traditionnelles, proches du commandement biblique « Tu honoreras ton père et ta mère ».
C’est dans les sociétés qui sont aujourd’hui les plus sécularisées et dont les systèmes de protection sociale sont les plus généreux et les plus déficitaires que le retour du religieux et la résurgence de la famille patriarcale seront les plus sensibles.
Un bémol : les médias et l'Education nationale ont une telle influence sur les esprits qu'ils convertissent au progressisme à mon avis trop de monde à chaque génération chez les conservateurs pour espérer voire évoluer la société. Un communautarisme sain (écoles hors contrat, rejet des médias non communautaires, etc) rend cependant possible à terme le basculement.
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