(...) Le véritable “pape” du nazisme n’est pas Pie XII, mais Luther. Léon Poliakov, historien français de l’antisémitisme, a toujours été catégorique pour évaluer et condamner la virulence antijuive de Luther, la jauger et la juger — ainsi dans le Mythe aryen : « le Réformateur s’acharne contre les Juifs dans cette langue musclée et puissante dont il avait le secret, avec un débordement torrentiel… que personne d’autre n’a égalé jusqu’à ce jour. » Cette phrase a été publiée en 1971 : ainsi donc, à cette date, pour ce très bon professeur qui n’écrivait pas à la légère, et qui fut un des tout premiers en France à réfléchir et à enseigner sur la situation de la Shoah dans l’histoire de longue durée, même les nazis n’avaient pas « égalé » Luther, du point de vue de la langue et de ses capacités pour ainsi dire “physiques” : « musclée et puissante, avec un débordement torrentiel ». Les nazis ont mis au point et employé un autre « secret », les moyens techniques modernes, industriels, du génocide ; mais eux-mêmes savaient que la langue de Luther « contre les Juifs » n’était pas « égalée » par eux, et ils y eurent recours, ils lui rendaient… hommage. Dans l’Histoire de l’antisémitisme de Léon Poliakov, cette condamnation définitive de Luther est centrale. Elle continue de détonner en France, où les hommes des Lumières puis les intellectuels, pour les besoins de leur longue guerre civile contre le catholicisme, ont adopté un système du préjugé favorable à l’égard du protestantisme, traité comme une espèce de… laïcité ! Ce qui eût beaucoup étonné, surpris et choqué Luther, qui avait tout de Ben Laden et rien d’Emile Combes : un intégriste ultra-réactionnaire, un fondamentaliste fulminant. Léon Poliakov sait de quoi il parle, il a raison : si “le Réformateur” a été le re-formateur de quelque chose, c’est bien du permis de persécuter et de tuer les Juifs ; de l’incitation la plus véhémente à les persécuter, à les piller, à les mettre à mort. Il a mis l’antisémitisme en formules : lorsqu’un Premier ministre d’Israël, Menahem Begin, prononce le 19 juin 1981 un discours officiel sur les origines du crime antisémite allemand, il le fait à partir de citations anti-juives de Luther. Qui va jusqu’à faire de l’antisémitisme un critère et une condition de la foi chrétienne : « Que les Juifs transmettent leur foi à leurs enfants est une insulte à la personne du Christ ». Cette phrase signée Martin Luther mérite d’être mieux connue. Elle figure dans un texte contre la papauté comme institution : sa tolérance envers les Juifs serait une des pires preuves de la trahison fondamentale de Rome — cette doctrine catholique formelle, réitérée, théologique, d’une protection des Juifs comme « parents de Jésus » et « témoins de sa Passion ».
Hitler est le “vicaire” de Luther. La pièce de théâtre le Vicaire de Rolf Hochhuth, en 1963, était une machine de guerre contre le concile Vatican II. Elle représentait non pas la vérité historique, mais cette plate-forme commune entre le stalinisme et le protestantisme qui constituait l’“Allemagne de l’est”, la RDA. C’est cette pièce de Hochhuth qui a été recopiée sans réfléchir et sans se renseigner, sans travailler, par le film Amen de Costa-Gavras.
L’Allemagne dans laquelle s’est installé et a grossi le cancer nazi n’était pas sous la coupe du catholicisme et du Vatican. Au contraire. Elle était aux deux tiers protestante. Le catholicisme y subissait une propagande négative incessante dans un consensus général d’anti-papisme de la culture luthérienne, auquel les nazis ne cessaient de se référer, qu’ils exploitaient à fond. Dans la République de Weimar, l’extrémisme anti-républicain et militariste recherchait la dictature à l’intérieur pour la guerre à l’extérieur ; il était protestant en quasi exclusivité. De direction, de recrutement, d’inspiration.
La République n’a pu être maintenue entre 1919 et 1933 que par l’accord des catholiques avec les sociaux-démocrates, qui comprenaient de nombreux Juifs laïques. En face d’eux, la haine acharnée de l’Allemagne anti-démocratique et anti-libérale, nationaliste, nostalgique de l’Empire et du militarisme, qui est protestante : sa masse, sa hiérarchie. Jusqu’à une vague d’assassinats politiques. Le nazisme ne tombe pas de la lune, encore moins de Rome. La mutation cancéreuse qu’est le nazisme, puis son échappée, ses métastases, son invasion du pays puis de l’Europe est d’abord une mutation des cellules protestantes : la montée en puissance du nazisme à partir de 1919 est incompréhensible et impensable sans sa collusion avec le protestantisme allemand majoritaire. L’étonnant est que la république allemande des catholiques, des socialistes et des Juifs ait tenu si longtemps, alors que les puissances qui avaient imposé le traité de Versailles ne faisaient pas le maximum pour soutenir la contre-culture démocratique et républicaine en Allemagne — mortelle frivolité. Hitler qui devait tout, contre la République, aux réflexes nationalistes protestants, associés au nihilisme des communistes, n’avait pas en face de lui un courant culturel d’une puissance équivalente.
(...) On dispose en France depuis 1976 d’un ouvrage historique de premier plan sur cette mutation mortifère dans le terreau de la mentalité protestante allemande de masse : Protestantisme et nationalisme en Allemagne de 1900 à 1945, de la germaniste Rita Thalmann. Elle y utilise un argument impressionnant, irréfutable au premier coup d’œil : les cartes électorales, traitées par ordinateur, des progressions successives des nazis commune par commune, Land par Land, région par région. La différence de vote selon les deux confessions chrétiennes est évidente, et elle persiste sur la durée entre 1919 et la fin des élections après l’incendie du Reichstag : une montée régulière du ralliement au nazisme de la masse sociologique protestante. Il suffira à Hitler, pour cueillir le pouvoir, d’une chiquenaude, par la bascule d’une fraction de politiciens catholiques : ce que l’on résume dans le nom de von Papen, vice-chancelier, qui se crut assez fort pour contrôler le chancelier nazi, voire même bientôt le remplacer. C’était une « dernière carte », mal calculée, elle eut le tort d’échouer ; mais il ne s’agissait que d’une tactique de dernière minute, qui ne change rien à l’enseignement de fond des cartes électorales : le lien entre le vote protestant et le nazisme. Cela aurait dû être reconnu au lendemain de 1945 comme une honte essentielle ; il n’en fut rien : on désigna les quelques catholiques. Mais Von Papen n’est pas le pape. Et il n’aura été que la cerise sur un gâteau qui s’était longuement formé par le pétrissage nazi de la sociologie électorale protestante, de sa mentalité, de son idéologie. Le traitement informatique des cartes est formel : on constate que l’électorat catholique persista à ne pas voter nazi jusque dans l’ultime confrontation électorale où un vote secret était encore possible, et malgré le système de terreur déjà en place. Au contraire, c’est dès le début des années 1920 que le Land le plus protestant d’Allemagne, le Schleswig-Holstein, s’était rallié massivement au parti de Hitler. Ne pas confondre la cerise et le gâteau.
Le protestant nazi proteste, en effet : contre les Juifs. Et contre leurs « complices », comme il les appelle : les catholiques. Dans la langue de bois nazie, on ne dit jamais « le pape », mais « le pape des Juifs » : « der Judenpapst ». Les jeunes nazifiés protestants ne risquaient pas d’oublier cette cible proposée à leur détestation, puisqu’ils en entendaient parler aussi bien à l’école qu’à la maison ; leurs maîtres à l’école, leurs moniteurs dans les organisations du parti, répétaient contre le pape de Rome les mêmes slogans que leurs parents protestants à la maison et leurs pasteurs au temple. La figure du pape aura été le plus grand dénominateur commun entre le nazisme et le protestantisme — avec celle « du » Juif. Si des produits de dégradation d’une religion ont participé à la formation, à la virulence, à la substance même du nazisme, ce sont bien ceux du protestantisme luthérien. Alors qu’il n’y a pas assez de mots pour décrire l’affection des nazis envers Luther : un enthousiasme sans bornes et sans réserves, un attachement et une tendresse émus, sans cesse manifestés. Ils n’avaient pas le moindre grain de contradiction avec le fondateur du protestantisme et du nationalisme allemands. Ils parlent de lui sur le ton d’une admiration enamourée, éperdue, bégayante, d’une adhésion totale. Leur premier soin dès leur arrivée au pouvoir, en 1933, fut de faire frapper des pièces de cinq marks à son effigie. Dans le film nazi Le Juif Süss de Veit Harlan sous la direction de Goebbels, Luther est cité plusieurs fois comme la bonne référence d’un antisémitisme d’avant-garde dont les nazis se réclament : un précurseur. Le scénario de ce film est un soulèvement des braves luthériens du Wurtemberg, au XVIIIème siècle, contre l’infâme complot des aristocrates et des politiciens catholiques et francophiles qui trahissent le bon peuple et le ruinent en s’alliant avec les Juifs.
Le protestantisme nazi intégré au régime institua son noyau dur sous la forme d’un corps de pasteurs arrivistes militants qui prit le nom très officiel d’“Église des Chrétiens allemands, c’est-à-dire des chrétiens de race aryenne” (Kirche der deutschen Christen, das heisst der Christen arischer Rasse). Après les élections du 14 septembre 1930, les autres dirigeants religieux protestants, ceux qui sauvaient encore les apparences, se résignèrent, constatant que leurs ouailles leur échappaient au profit de Hitler ; ils jettèrent l’éponge. Ils admettaient que dans le régime nazi ils ne pouvaient être que des relais et des adjoints, tout à fait secondaires, pas du tout indépendants. Ils ne disposaient pas d’une appui à l’extérieur de l’Allemagne, d’un réseau international. C’est toute la différence avec les structures catholiques qui au contraire, sur les douze ans de pouvoir hitlérien, ne cesseront de préserver leur autonomie. Les temples protestants n’étaient plus que des annexes du conditionnement, les cultes des rassemblements parmi d’autres de la “communauté du peuple” pour la contrôler et l’amalgamer.
Le 30 septembre 1930, soit deux ans et demi avant la prise du pouvoir par Hitler, les pasteurs de l’Ordinariat de Mayence déclarent déjà avoir compris, et saluer avec gratitude, que « les Führer(s) du parti national-socialiste veulent un Dieu allemand, un christianisme allemand, et une Église allemande ». En parallèle, les députés nazis invoquent Martin Luther dans leurs discours au Reichstag, l’Assemblée nationale, comme s’ils étaient en train de prêcher dans un temple protestant. Eux qui ne cessent d’attaquer « Rome complice de Juda » et d’injurier la personne du pape. Ce différentiel de traitement est la ligne du parti nazi. Elle est résumée le 3 avril 1933 par Wilhelm Kube, porte-parole des députés d’Hitler au parlement de Prusse, en présence des ministres du Reich Göring et Frick et d’une vaste brochette d’éminences nazies et protestantes mêlées, dans le discours d’ouverture pour le premier congrès des Chrétiens allemands : « Mes amis, vous pouvez désormais considérer les deux cent onze combattants du groupe national-socialiste au parlement de Prusse comme vos protecteurs et votre avant-garde pour porter en avant la révolution allemande dans la ligne de Martin Luther, au vingtième siècle comme en son temps. »
Soixante-dix ans avant Costa-Gavras et son affiche au signe de Toscani, les pasteurs protestants défilent dans les rues en mélangeant les drapeaux à croix chrétienne et ceux à croix gammée. Ce que n’ont jamais fait les prêtres et les catholiques. Le 25 avril 1933, Hitler désigne le leader des “Chrétiens allemands”, Ludwig Müller, comme Führer du protestantisme nazifié, lui conférant un de ces titres nazis créés exprès qui puent la boue sanglante : « évêque du Reich ». D’une telle nomination il n’y a pas d’équivalent, évidemment, du côté catholique. À Hanovre, le 18 octobre 1934, ce Müller-là claironne : « Notre objectif est une seule Église comme il y a un seul État et un seul peuple. Nous voulons une Église allemande libre de Rome, libre des Juifs. » Müller ne dit pas « mes bien chers frères », mais comme tout autre fonctionnaire nazi il utilise le «Volksgenossen », « compagnons du peuple », c’est-à-dire : « de la race licite », « du même sang ». L’évêque protestant de Brême, Heinz Weidemann, licencie tous ses pasteurs « non aryens » et publie sa propre édition des Évangiles, dont il a supprimé tous les passages et références « trop juifs ». Müller se suicidera le 31 juillet 1945. Dommage. Il n’y a pas eu de procès de Nuremberg du protestantisme allemand nazi. D’où Costa-Gavras. D’où la chasse à courre contre Pie XII.
Il faut noter que ce texte est paru sur le site de la revue La Règle du jeu que dirige Bernard-Henri Lévy.
A lire également, chez nos confrères du Salon Beige, Serge Klarsfeld défend la décision de Benoît XVI.
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